Irrémédiablement séparé de l’experience corporelle de la grossesse par la distinction des genres, certains hommes peuvent se sentir déconcertés et commencer à prendre du recul. La grossesse, bien qu’une période de transformation pour les deux partenaires, peut être perçue de manière singulière par les hommes en raison de l’écart biologique d’une part et des représentations culturelles multiples du masculin. Un éventuel sentiment d’exclusion peut alors accompagner un désengagement émotionnel progressif, créant une distance entre eux et l’expérience de la grossesse puis du post-partum. La grossesse, marquée par des bouleversements physiques et émotionnels chez la femme, peut parfois être perçu soit comme trop bouleversant, soit comme trop subtile pour ces hommes, renforçant ainsi leur sentiment d’incompréhension par le désaccordage et la perte de dialogue. Par conséquent, certains hommes peuvent se détourner de leur désir d’enfant ou le subir, un désir pourtant bien ancré mais mis à mal par les réalités de la grossesse.
Ces hommes, en quête de sens et de validation, peuvent se lancer dans des poursuites d’accomplissements extérieurs, qu’ils soient amoureux, professionnels ou sociaux. Par exemple, un homme peut décider de se concentrer sur sa carrière, travaillant de longues heures pour obtenir une promotion, ou de se lancer dans un projet passionné comme l’écriture d’un livre ou la pratique d’un sport extrême. La quête d’une immortalité symbolique à travers ces réalisations devient une manière de compenser le manque de connexion avec l’enfant à naître. La grossesse ne leur offrant pas une voie claire vers l’éternité qu’ils recherchent, ils peuvent se tourner vers d’autres chemins pour laisser une empreinte durable. Ce comportement d’évitement non seulement les isole de leur partenaire enceinte mais contribue également à une absence psychologique à un moment crucial de la construction familiale. En effet, en se retirant de cette phase essentielle, ils laissent un vide imaginaire à côté de la femme enceinte, un vide souvent comblé par une image idéalisée et inaccessible de la figure paternelle.
ENTRE EVITEMENTS ET ABSENCES DANS LA PATERNITE
L’évasion de la paternité pendant une grossesse pourtant consciemment désirée peut ainsi être une manière de rester indéfiniment au stade du fils, de ne pas affronter l’image intérieure de son propre père. Pour certains hommes, la perspective de devenir père réveille des conflits non résolus avec leur propre figure paternelle, et l’évitement devient un mécanisme de défense contre ces confrontations internes. En tentant de préserver leur statut de fils, ils repoussent l’identification à leur propre père, souvent chargé de représentations complexes et ambivalentes. Par exemple, un homme peut éviter de parler de la grossesse ou de faire des projets pour l’avenir en famille, préférant se concentrer sur des activités solitaires comme regarder la télévision ou bricoler.
Lorsque l’évasion pure et simple n’est pas une option, cette disposition conflictuelle peut se manifester par des phobies d’impulsion envers l’enfant à naître, comme la peur de lui faire du mal. Ces phobies sont des expressions de l’angoisse profonde liée à la prise de la place paternelle, une place perçue comme lourde de responsabilités et de dangers. Par exemple, un homme peut avoir des pensées intrusives et effrayantes où il imagine accidentellement blesser son bébé, ce qui le terrifie et le pousse à éviter tout contact ou préparation pour l’arrivée de l’enfant. De plus, les rêves récurrents dans lesquels l’enfant est représenté comme un danger imminent, un monstre attendu, traduisent parfois cette lutte interne pour accepter et intégrer le rôle de père. Ces rêves peuvent alors se charger d’émotions intenses et reflètent les peurs inconscientes de ne pas être à la hauteur de ce nouveau rôle.
Il n’est donc pas rare que le futur père manque la première échographie, restant douloureusement déconnecté de ce qui évolue et se matérialise dans la réalité du couple et de la famille. Cette première échographie est sans aucun doute une étape cruciale pour le futur père. L’image du fœtus atteste que le corps féminin est habité par un être en gestation, une réalité visuelle qui peut être à la fois fascinante et terrifiante pour certains hommes. L’échographie propose aux deux parents une preuve virtuelle de la grossesse avant même que l’enfant ne soit représentable dans la construction parentale naissante. En contemplant ces images et en initiant le dialogue sur leur future réalité familiale, les parents vont humaniser leur « bébé imaginaire » à travers leurs fantasmes et leurs souvenirs. Cependant, pour le père, l’absence de stimuli sensoriels comme le toucher ou les mouvements ressentis par la mère, peut rendre cette expérience moins tangible, renforçant encore son sentiment de déconnexion.
PATERNITE AU FEMININ ET LA COUVADE
La paternité offre également à l’homme l’opportunité de reconnaître une part féminine en lui, souvent en lien avec le recours nécessaire aux sens de la future mère pour établir un début de relation avec le bébé. Cette reconnaissance de la part féminine peut se manifester par une plus grande sensibilité et une ouverture aux expériences émotionnelles et corporelles vécues par la partenaire. Par exemple, un homme peut commencer à s’intéresser aux discussions sur la nutrition pendant la grossesse ou à participer activement aux cours de préparation à l’accouchement, partageant ainsi l’expérience avec sa partenaire.
Il n’est pas non plus rare que la crise induite par l’attente de l’enfant puisse provoquer chez le futur père certaines somatisations, traduisant une identification à sa partenaire. Cette identification peut se manifester par des symptômes physiques comme des nausées, des douleurs abdominales ou des maux de dos, reflétant une empathie somatique avec la grossesse. Nous faisons ici brièvement référence à la « couvade », un phénomène psychophysiologique touchant environ 10 % des futurs pères en France. La couvade, bien que souvent perçue comme une curiosité médicale, témoigne de l’intensité du lien psychique et émotionnel qui se développe entre le futur père, sa partenaire et l’enfant à naître.
Cette phase de couvade peut être vue comme une manière pour le futur père de participer activement à la grossesse, de ressentir de manière tangible les changements qui surviennent et de partager une partie du fardeau physique de la gestation. Par exemple, un homme peut ressentir des envies alimentaires particulières ou des douleurs similaires à celles de sa partenaire, renforçant ainsi leur connexion. En reconnaissant et en acceptant cette part féminine, les hommes peuvent enrichir leur expérience de la paternité et établir un lien plus profond avec leur futur enfant.
REPRESENTER L’IRREALISABLE DU MASCULIN
Pour les futurs pères, la grossesse et l’accouchement demeurent souvent aux confins de l’imaginable, incarnant l’irréalisable de leur propre anatomie. La grossesse, étant une expérience exclusivement féminine, confronte les hommes à des limites corporelles et psychologiques difficiles à surmonter. Ceux qui le souhaitent sont accueillis dans la salle d’accouchement, mais leur présence est souvent le résultat de la pression sociétale, car cette pratique s’est intégrée à nos traditions culturelles. L’accompagnement de la naissance de son enfant est devenu un rite de passage moderne, une preuve d’engagement et de soutien pour la partenaire.
Assister à la naissance de son enfant peut être un spectacle d’une intensité traumatique, expliquant ainsi les malaises que peuvent ressentir les pères assistants à leurs premiers accouchements. La vue du sang, les cris de douleur et la vulnérabilité de la mère peuvent provoquer un choc émotionnel intense. Par exemple, un homme peut ressentir un malaise profond en voyant sa partenaire souffrir, se sentant impuissant face à sa douleur. Cette expérience peut être vécue comme une épreuve initiatique, une confrontation directe avec les mystères de la vie et de la mort, transformant profondément la perception de soi et de son rôle de père. Les malaises, parfois jusqu’à l’évanouissement, sont des réponses physiologiques à cette surcharge émotionnelle.
Cette confrontation avec l’irréalisable du masculin, où l’homme est témoin mais non acteur principal, peut également éveiller des sentiments d’impuissance et de frustration. En dépit de ces défis, la présence à l’accouchement peut aussi renforcer le lien entre le père, la mère et l’enfant, en transformant une expérience potentiellement traumatisante en un moment de solidarité et de connexion profonde. Le père, en étant présent, participe activement à la naissance de sa nouvelle famille, un acte symbolique qui marque le début de sa paternité. Par exemple, couper le cordon ombilical ou tenir le nouveau-né pour la première fois peut être une expérience profondément émouvante et unifiant pour le père.
PROJECTIONS PARENTALES ET POST-PARTUM
L’oubli qui s’installe après la naissance permet aux nouveaux parents de contempler leur nouveau-né comme s’ils contemplaient un ange. Cette période de grâce est toutefois de courte durée. Les premiers jours et semaines après la naissance sont souvent marqués par une euphorie et un sentiment de plénitude, où le nouveau-né est idéalisé et perçu comme parfait. En raison de sa vulnérabilité et malgré ses compétences innées, le nouveau-né devient rapidement le réceptacle des projections parentales. Les parents, dans leur effort pour comprendre et répondre aux besoins de leur enfant, projettent inconsciemment leurs propres désirs, peurs et espoirs sur lui. Par exemple, un père peut projeter ses ambitions non réalisées sur son fils, imaginant déjà un avenir brillant pour lui, ou une mère peut revivre à travers sa fille des moments de sa propre enfance. Les souffrances et les rêves obscurs qui ont précédé la naissance se retrouvent sur la scène du quotidien : à travers la multitude des petits gestes de soins, le père et la mère expriment inconsciemment leurs sentiments, et projettent sur l’enfant naissant des fragments de leur propre histoire. Ce processus est complexe et souvent inconscient, influençant la manière dont les parents interagissent avec leur enfant et façonnent ses premières expériences de vie.
Un certain nombre de nouveaux parents peuvent néanmoins trébucher à cette étape. Il se peut que l’idéalisation excessive de leurs propres parents les empêche de se sentir à la hauteur. Cette idéalisation crée une pression intense pour être des parents parfaits, un idéal souvent irréaliste et difficile à atteindre. Par exemple, un père peut se sentir insuffisant parce qu’il ne pense pas pouvoir offrir à son enfant ce que son propre père lui a offert, ou une mère peut se comparer constamment à sa propre mère, craignant de ne jamais être aussi bonne qu’elle. Plus gravement, ils peuvent être submergés par des images conflictuelles et agressives du bébé difficile qu’ils ont eux-mêmes été et risquent ainsi de percevoir l’enfant actuel comme un persécuteur. Ces projections du passé, actualisées sur le nouveau-né, peuvent être ainsi source d’aggravation de la situation de crise à l’échelle de la famille. Les parents peuvent revivre, à travers leur enfant, des conflits non résolus de leur propre enfance, compliquant leur capacité à répondre de manière adéquate aux besoins de leur bébé. Cette dynamique peut entraîner des tensions et des difficultés émotionnelles, nécessitant parfois une intervention professionnelle pour aider la famille à naviguer ces défis et à construire une relation parent-enfant saine et équilibrée.